Tuer la culture

Tuer la culture Préambule : Je vous apporte des images, des souvenirs du passé, pour continuer à faire des représentations et donc des pensées qui nous mènent si bien au plaisir de pensée ! Le sujet de comment il nous vient à penser et à créer me tient depuis longtemps. La destruction en série des œuvres de toute culture ouvre pour moi une brèche meurtrière dans le processus de vie que représente la création. Pour une tentative de distance face à ce champ de recherche sensible pour moi, je me suis servie de ma façon d’aimer raconter des histoires, matinée de mes expériences chorégraphiques venues du Japon, où l’on n’interprète pas, où l’on est. Voici donc un petit récit pour introduire « Tuer la culture ». « Je peux vous raconter mon histoire parce qu’un humain a accepté d’être et de vivre ce que j’ai vécu. Il est tôt, aucun rayon de soleil ne m’a touché encore. Les hautes falaises rocheuses qui bordent le bassin sont encore bleues. Ma pierre de miel se dresse dans son alcôve. Je suis un Bouddha debout. D’autres sont des Bouddhas couchés, assis, peints ou sculptés. J’ai un voisin, debout lui aussi, non loin de moi, moins grand que moi. C’est un homme. Je suis une femme. Des peintures qui m’entourent dans la cavité qui m’abrite. Mon regard porte au loin. Mes 60m me le permettent. Ma pierre subit la chaleur du jour, se rétracte à la nuit comme une respiration douce. Le temps s’écoule en siècles pour moi. Il se trouve des humains ce matin dans mon parage. Voilà bien longtemps que je suis objet de contemplation depuis que des mains humaines m’ont sculpté. Ma pierre et leur chair se côtoient depuis des siècles. Depuis plusieurs mois l’animation autour de nous est guerrière, plus de touristes. Ils sont plusieurs à s’approcher de moi ce matin-là, me mettent en joue, tirent avec des tanks et déposent des objets près de nous. Un grondement doux me secoue puis une vibration terrible et ma pierre s’éclate, se morcelle, se craquelle, ma pierre explose. L’air se sature de sa poudre et de celle de la dynamite. Minuscules éclats et blocs énormes vident la cavité qui m’abritait. » Quel fracas pour des oreilles humaines ! Quel spectacle de destruction inimaginable ! Quelle joie destructrice ? Quel sentiment de puissance ? Ou quelle vindicte haineuse sans joie, pour les acteurs de cette destruction ? Quel poison portent-ils à l’âme pour anéantir ce qui est considéré patrimoine de l’humanité ? Anéantir le patrimoine ? L’humanité ? Ces œuvres d’autres humains, étaient là encore, il y a quelques instants. Au nom de quoi, de qui ? Pour quoi tout ce désastre ? Ces hommes regardent leurs mains. Leurs mains ont fait cela. Détruit ce que d’autres ont créé. Maudites images, maudites représentations ! Il faut toutes les détruire. Détruire les statues, les visages, au nom d’une offense à on ne sait quel Dieu terrible et belliqueux. Pourtant, on ne peut pas échapper à l’image, elle a été un de nos premiers représentants psychiques. Voir c’est aussi identifier, nommer, savoir. Faut-il échapper un savoir ? Sur quoi ? De quoi ? Quelles images les traversent eux qui assassinent les images ? Ces hommes qui sont les utilisateurs de la téléphonie mobile, internet et divers réseaux où l’image n’est pas maîtrisable, rapide, insaisissable même ? Curieux paradoxe. Il y a des images qu’on peut voir et d’autres pas ? La représentation de chose guette-t-elle avec son caractère archaïque ? Que se passe-t-il en eux ? Quels mouvements psychiques les animent, pulsation ou immobilité ? Je vois deux hommes sur le site. Deux hommes dans le fracas. Il y en a d’autres certes. Je vous livre deux hypothèses, sans exclusive, deux propositions de dynamique individuelle au sein de cette destruction programmée ailleurs. Deux hypothèses pour penser la diversité humaine dans un acte commun. Le premier semble regarder l’immense Bouddha, et lui si petit, si minuscule et pourtant si puissant ! Sa force l’éblouit. L’éclair d’une déflagration contre des siècles de création. Détenteur à lui seul d’une vérité qui le conduit et le ravage, il reste sans voix. Porteur d’un discours venu d’ailleurs qui le met au cœur d’une certitude absolue de vérité, il se coule dans ce discours pour mieux penser qu’il émane du plus profond de lui-même. Face à la haine destructrice d’une différence qui le menace, il exulte de puissance, une élation extrême, née de l’emprise absolue de faire disparaitre « l’objet » comme si son geste commandité lui appartenait totalement. Et il lui appartient. Si son sentiment de toute puissance face au monde est illusion, la puissance de son geste destructeur lui revient. Plongé, immergé, dans cette vague qui le clôt, il ne sent pas la glace de son compagnon. Une pierre qui ne vibre pas des secousses de sa destruction. Un exécutant « tenu » par les ordres, par le commandement. Certains procès nous ont montré leur caractère particulier. De ce « Mal »qui altère l’humanité et dont la raison ne pourrait rendre compte ? Le premier mouvement porte à le croire, le deuxième ramène au Non « Il est essentiel que l’homme puisse penser l’inhumain comme une de ses manifestations. De même que son voisin, son acte lui appartient » La psychanalyse nous enseigné que tout homme possède en lui des pulsions violentes pouvant faire de lui un meurtrier. Mais elle nous a dit aussi que le criminel en chacun ne va pas faire un criminel de chacun. Cependant, les médias nous ont montré que des actes terroristes, des génocides, des meurtres et suicides sectaires peuvent être commis par des gens ordinaires qui, dans certaines circonstances sont capables des pires atrocités sans le moindre remord. Depuis la destruction des Bouddhas, la tombe du prophète Jonas à Mossoul, Palmyre ont été saccagés, comme d’autres sites moins connus, moins répertoriés. En ce moment même, le patrimoine historique du Yemen, malgré les appels du responsable des antiquités de ce pays et de l’Unesco ne rencontre qu’une indifférence polie face au contre poids du pétrole de l’Arabie Saoudite qui ravage le pays. Et puis, en Novembre à Paris, on est passé de la pierre à la chair, ce sont des jeunes pour la plupart qui ont été massacrés. Ce n’étaient pas les premiers à être tués mais Paris comme New-York sont des symboles. Est-ce ainsi que de nos jours, on tue la culture ? Faire disparaitre les sourires des Bouddhas, des jeunes parisiens ou d’autres pays, c’est faire disparaitre et la vie et la représentation de la vie. Tuer la culture, c’est tuer la vie d’une culture de cosmopolitisme, de musiques et de plaisir de vivre partagés. Meurtre d’image d’une conception de l’existence, meurtre d’un temps qui se déroule et qu’on tente par-là d’immobiliser dans le désert de représentation, donc de mise en sens donc de pensée. Tuer la culture quand les œuvres d’art, les sites et les humains sont les cibles, constitue pourtant des redondances de l’histoire. A un moment de l’histoire, la crise de l’iconoclasme byzantin au VIIIe et IXe siècles a déjà fracassé les images. MJ. Mondzain dit que l’image n’est rien que ce que nous en pensons. « L’image et l’icône sont au cœur de toute méditation sur le symbole et le signe, ainsi que sur leur relation avec la problématique de l’être et du paraître, du voir et du croire, de la puissance et du pouvoir » p13 Georges Didi-Huberman pense que l’image nous met face au temps. Dans l’image, il y a du temps qui nous regarde. Quel genre de temps nous regarde ? La discontinuité, la continuité, l’écoulement, le contact avec une généalogie ? La destruction immobilise le temps. Elle ramène, impose un temps figé, sans histoire. Des auteurs comme Ohran Pamuk ont mis en scène sous forme de fiction en forme d’enquête policière, la crise en 1590 qu’a représenté le désir du Sultan d’être célébré dans sa vie et son empire par les meilleurs artistes de l’époque, mais, à la mode européenne, et particulièrement celle du portrait très en vogue à Venise. O.Pamuk y déploie les enjeux de l’interdit de la représentation, hors des normes figées de l’illustration des miniatures. Du rapport à Dieu dans l’imitation de la nature et des hommes. De l’interdit de représenter comme celui de penser et se penser hors les butées de la religion. Il y conte l’effroi et les audaces des acteurs de cette histoire à affronter leurs propres limites, comme celles de leur groupe de référence. Un autre récit plus contemporain « Je m’appelle, Asher Lev » de Chaïm Potok raconte comment vient à un enfant la passion du dessin puis de la peinture dans une famille et un environnement hassidique à Brooklyn et la rupture incontournable et dramatique entre son développement de peintre et sa culture familiale et sociétale. Le bannissement au bout du chemin. Tuer la culture, c’est la condamnation qui traverse l’histoire, comme la littérature, qui se saisit de ces histoires dans l’histoire, et les différents protagonistes se renvoient l’accusation dans un affrontement des cultures. La culture ? En français, le mot culture a été longtemps mélangé au culte, et aussi à la culture de la terre, avant de prendre un sens figuré ferme au XVIIe siècle. Nous avons les ingrédients de ce qui nourrit le corps et l’esprit dans le même mot, la référence à la religion ayant pris ses distances. Quoique. Les cultures ont souvent intriqué religion, productions artistiques, modes de vie. Il nous en reste les fresques de Fra Angelico au Couvent San Marco, la Chapelle des Scrovegni de Giotto à Padoue, le Baptistère à Florence et tant d’autres merveilles. Car l’Eglise catholique avait compris le pouvoir édifiant de l’image, la capacité de représentation qui en découlait. Elle s’en est toujours saisi pour servir son propre discours, ainsi des milliers d’œuvres d’art ont vu le jour. En France, il reste les églises romanes, en Saintonge, je crois où les fresques et peintures n’ont pas disparu, ne se sont pas effacées et l’on y voit le pouvoir magnifique des images. Comme le suggère MJ Mondzain, charge à chacun d’en faire le travail de pensée pour lui-même. Freud dans Malaise dans la culture. Vient apporter du grain à cette guerre des cultures : « Non seulement cet étranger n’est pas, en général, digne d’être aimé, mais je dois le confesser honnêtement, il a droit davantage à mon hostilité, voire à ma haine (..) Quand cela lui apporte un profit, il n’a aucun scrupule à me nuire, sans se demander non plus si son profit correspond à l’ampleur du dommage qu’il m’inflige (..) pour peu qu’il puisse satisfaire par-là tel ou tel désir, il n’hésite pas à me railler, m’offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance (..) le prochain n’est pas pour lui une aide ou un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus. » Propos radical sur l’homme. A qui appartient cette violence, comment se distribue-t-elle lorsque les conditions groupales favorisent et la violence individuelle et les actions de masse ? Nous avons aussi en mémoire ses écrits (de Freud) sur « Psychologie des masses et analyse du Moi » ceux de Bion sur l’effet de régression significatif de l’individu dans le fonctionnement groupal. Plus récemment, Louis Brunet dans un article « Violence et appareil psychique groupal » Topique n°99 a tenté de rendre compte de l’effet de groupe sur une série de mécanismes individuels inconscients, en outre l’attraction envers un objet idéalisé, et bien sûr aussi la constitution d’un objet groupal idéalisé dans un contexte sectaire et/ou terroriste. Dans cette dynamique, nous pouvons voir la création projective d’un ennemi externe ou d’un bouc émissaire, l’inversion de l’influence du Surmoi et du Moi idéal qui vont favoriser les mécanismes défensifs contre l’objet : mépris, contrôle et triomphe, défenses maniaques, clivage et idéalisation et même, désengagement identificatoire envers ceux désignés comme des ennemis. Les fonctions psychiques assumées par l’individu habituellement, vont être prises en charge par un appareil groupal que Kaes et Anzieu nous ont décrit. On peut penser qu’une nouvelle configuration de l’espace psychique soumis au travail, entrainé via l’enveloppe groupale, va amener de nouvelles appréhensions du dedans et du dehors, du moi et non-moi. L’enveloppe groupale va renforcer et assurer une grande cohésion chez les membres du groupe. Cette régression topique du groupe le conduit vers une ancienne organisation du moi qui viendrait rappeler un degré de violence, de haine et de destructivité d’une rare violence face à un « monde extérieur hostile ». Ce rappel de la dynamique groupale me semble au plus près de notre sujet « Tuer la culture ». Freud avait dans « Au-delà du principe de plaisir » nommé « pulsion de mort » cette force qui travaille à empêcher tout changement, toute évolution, tout progrès. Energie forte et peu souple, aux manifestations muettes, « sa visée est d’accomplir aussi loin que possible une fonction désobjectalisante par la déliaison ». Toutes ces mises en jeu de mort de la culture s’opèrent depuis des siècles au travers ou par le biais des guerres, des invasions, des découvertes de nouveaux territoires, de la mise en place de l’esclavage de façon organisée. Où commencer dans le temps et dans le monde si l’on voulait recenser les destructions ? Mais, pouvons-nous comparer « la mort donnée » qui a englouti des cultures et des peuples au désir de raser une ou des cultures parce qu’elles sont impie, maudites ou dégénérées ? C’est là, la différence du « Tuer la culture » qui nous arrive. Comment pouvons-nous nous questionner sur notre époque et les modalités de ces phénomènes qui nous atteignent ? M. Gauchet voyait dans le mois d’Août 1914 la scène primitive d’un basculement historique. Première Guerre mondiale où le principe du meurtre de masse, la négation de la valeur de l’humain et pour la première fois, la prééminence de la technologie sur l’humain. Guerre technologique et chimique. Et dans le même temps, guerre de tranchées inhumaine pour les combattants, au plus près du charnel de la peur, de l’horreur et de la mort. La « minute barbare » décrite par un ancien combattant de cette guerre témoigne de la complexité de la contiguïté de l’excitation et de l’horreur : Voici son témoignage : « lorsque nous rampions vers l’ennemi, la grenade au poing, le couteau entre les dents comme des escarpes, la peur nous tenait aux entrailles, et cependant une force inéluctable nous poussait en avant. Surprendre l’ennemi dans sa tranchée, sauter sur lui, jouir de l’effarement de l’homme qui ne croit pas au diable et qui pourtant le voit tout à coup tomber sur ses épaules ! Cette minute barbare, cette minute atroce avait pour nous une saveur unique, un attrait morbide. » Que penser d’une minute barbare le 13 Novembre dernier pour les assassins qui tenaient les armes, dont il a été fort peu dit que dans le Bataclan, lorsque les balles manquaient, c’est le poignard qui agissait ? J. Baudrillard voit dans le 11 Septembre 2001 la bascule vers une nouvelle modalité de l’évènement politique. Lui qui développait depuis les années 80 la notion de simulacre, avait pressenti dans les images de violence des jeux vidéo mêlant sexe et mort la collusion entre imaginaire, réalité virtuelle et virtualité réelle. Ce simulacre du virtuel était une précession du réel. L’attentat du Wold Trade Center en a été une démonstration stupéfiante. Il y voit un monde transformé en profondeur, comme un principe de réalité du monde modifié, la scène historique produite n’est plus réellement sociale au sens traditionnel du terme : les gouvernements, parlements, partis politiques ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ou quelque chose comme un trompe l’œil. Un vrai théâtre d’ombres. L’espace de la scène historique s’est déplacé dans l’espace télévisuel et dans le réseau informatique. Tout se dilue, absorbé par la toile du Web où le réel est dissous comme l’imaginaire singulier et l’imaginaire virtuel. Tout ceci entraine une perte de repères, ouvre la voie de la désymbolisation, de l’indifférenciation entre simulacre et acte violent sur une scène publique. La déliaison est à l’œuvre. S. Tisseron a mis l’accent sur la puissance hypnotique de ces mondes virtuels où le sujet peut se déplacer, déplacer les objets, vivre et mourir aussi bien que de faire mourir les autres. Dans ces mondes, on ne joue pas à la pâte à modeler pour découper l’Autre en rondelles ! La situation virtuelle met un frein à l’instance Surmoïque, les situations violentes et le sentiment de contrôle absolu écrasent toute possibilité de considérer la douleur et la mort autrement que comme une abstraction totale. La semaine dernière, une de mes patientes, étudiante à Sciences Po m’a parlé du projet humanitaire de son groupe étudiant en Afrique. En réponse à ma question sur son choix, elle m’a expliqué qu’elle se rendait compte que les jeux video avaient eu un effet de saturation sur sa capacité d’empathie, elle qui déjà avait des rapports difficiles avec le monde, et qu’elle a besoin de se retrouver dans des situations réelles, graves et qui l’émeuvent pour pouvoir avoir un sentiment vrai de vivre les situations et d’être utile réellement. Je crois que ce constat clairvoyant a eu un effet de sidération sur ma mémoire et je ne sais plus précisément ce que ces jeunes gens veulent aller faire pour les enfants à Madagascar en particulier. Somme toute pour retrouver des sentiments qui correspondent à ses choix intellectuels, elle se trouve devant la nécessité d’affronter dans la réalité des situations difficiles, la maladie et la mort, alors que sa psyché s’est trouvée endommagée par une confrontation traumatique et régulière au virtuel. J’ai évoqué les meurtres, les destructions commandées par un pouvoir qui utilise les médias et la technologie informatique. Je n’en dis pas plus, savons-nous qui ils sont réellement ? J’en sais trop peu pour parler du pouvoir, du pouvoir de l’argent qui met en scène. Je n’ai fait que dire quelques mots autour de tous ces phénomènes complexes. En conclusion, je voulais évoquer l’image d’une église que je visite longuement lorsque je vais à Rome. Elle a la particularité d’être assez laide dans son architecture, hormis un pavement magnifique. Mais, si l’on descend à la crypte, on descend dans le temps, d’étage en étage, jusqu’à la petite rivière qui courait dans l’espace cultuel romain peut-être dédié à Mithra.

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